IL Y A DES MAINS ET DES VOIX

Guillaume le blanc / philosophe

Le fil de toi / photo

Il y a des mains et des voix, des visages aussi mais tout ceci ne fait pas une vie et encore moins un monde. C’est comme si nous étions au bord de l’humain, dans un envers sans endroit, avec des failles et des dénivelés et des aspérités et puis aussi des tentatives d’abri. Ce sont des images et puis aussi une bande son et rien ne s’accorde pour faire unité. Désassembler ce qui forme notre commune vie, la retourner sous tous les plis, c’est s’ouvrir une route vers notre fragilité que rien ne risque de retenir, pas même les narrations que nous portons, pas même les voix, pas même les bruits que nous faisons. Il faut entrer dans les images de Nathalie et comprendre que le fil est ténu qui relie un jeu de main à une voix et fait entrer l’humain dans une boucle de vie viable. Que faire de notre vulnérabilité ? Comment la révéler sans nous y perdre ? Comment l’accepter sans introduire la violence ou la haine comme réponses ? Ces questions circulent dans le court-métrage de Nathalie, elles vont d’un visage aux yeux abolis par une paire de lunettes noires vers un jeu de marelle qu’arpente un enfant, à la fois rêveur et rageur ? Entre les deux une tentative de vie, des mains qui vont vers des fils, forment un vêtement, plient des linges, dans un endroit où plier semble aussi important que respirer. C’est peut-être ce caisson d’oxygène qui nous manque, qui nous retient en état d’apesanteur sociale. Une vie sans soutien est une vie qui meurt. Une vie sans voix est une vie qui bascule dans l’invisibilité et devient incompréhensible, barrée, hors humanité. Je vois ma vulnérabilité mais les autres ne la voient pas. Je suis recouvert d’un étrange enduis qui me rend invisible et cette invisibilité est une sorte de trajet vers nulle-part, sauf que dans cette invisibilité je ne fais pas rien, je ne vais pas vers le rien, j’organise une cache, un abri, je traque un monde, le mien et celui des autres, le mien avec celui des autres. Où sommes-nous exactement dans le court-métrage ? Nous le savons pas vraiment, nous devinons mais c’est tout, ce doit être un lieu à la limite des lieux, un lieu auquel il n’y a plus grand-chose, ni pour pleurer ni pour rire, une sorte de confins sans étoiles. Sur une photo du livre on peut voir des vêtements sur des cintres suspendus les uns à côté des autres sur une tringle en métal. C’est comme si ces vêtements n’abritaient plus aucun humain, la vie aurait-elle pris congés ? Plus de visages ni de corps, ce n’est plus, c’est sûr, du prêt à porter, ce sont des absences repliées impeccablement sur des cintres en plastique. Ailleurs ce sont des mains qui passent en silence, hors de toute humanité et pourtant leur présence insiste, ces poissons sans queue ni tête qui s’agitent autour d’un fil, d’une bobine, pour tramer quelque chose, faire œuvre malgré tout, ce sont nos vies qui veulent faire histoire, laisser des traces, agiter le bruit et la fureur du monde pour faire quelque chose plutôt que rien, pour être quelqu’un plutôt que personne. De ces fragments sans histoire finissent par naître des histoires, les nôtres. Acquérir un visage c’est acquérir une voix. Mais la voix au départ flotte nulle-part, hors de tout corps pour lui donner un logis : l’état le plus vif de la vulnérabilité, c’est bien quand la voix erre ainsi, retenue par aucun visage, comme un monologue sans extériorité, sans autrui pour confirmer sa valeur, son existence. Comment confirmer l’autre dans son humanité ? Qu’est-ce que vivre avec les autres et aussi avec ses autres ? Qui est ce peuple intérieur qui fait d’une vie un ensemble hétérogène, sans unité apparente ? Et pourquoi d’ailleurs faudrait-il cette unité ? Circuler comme l’enfant sur la marelle d’une case à une autre, en composant des paysages, un style, une figure du temps et de l’espace pour soi et pour les autres. Quand ces figures, ces usages imperceptibles ne trouvent pas preneur, receveur, une vie est renvoyée aux bords de l’humain, dans un quasi-vide qui est celui de l’exclusion extérieure et intérieure. Etre exclu c’est être sans port, déporté, sans possibilité de faire de son voyage une nouvelle maison, une sorte de mobilité pour soi qu’il serait possible d’habiter. Le voyage touche à sa fin et les vies, par leurs œuvres, par ce fil fragile qui relie un moi à un toi, finissent par trouver une issue à la violence séparatrice. A la fin nous sommes comme suspendus hors de toute violence dans une trame qui est commune et qui rend la vie à la vie. C’est un linge plié qui attend un corps, qui trouvera preneur pour une vie précaire mais c’est aussi la possibilité d’une vie moins salie, plus décente que des mains invisibles mais présentes ont contribuées à faire émerger à nouveau, sur les bords d’une route, comme si une fée s’était enfin penché sur un berceau dépenaillé, restitué à un chiffon une promesse de joie, à une poupée sans vie la possibilité d’une vie monde. La vie du pauvre n’est pas une vie pauvre. Une vie c’est-à-dire une voix à soi et aussi … un peu aux autres, pour qu’un visage émerge à l’intersection de toutes les précarités.

 

Guillaume le Blanc

 

 

Guillaume le Blanc est philosophe et écrivain français. Il est professeur de philosophie à l’Université Michel-de-Montaigne - Bordeaux III. Il a publié notamment : Les maladies de l'homme normal (Editions du Passant, 2004) ; Vies ordinaires, vies précaires (Seuil, 2007) ; L’invisibilité sociale (PUF, 2009), Sans domicile fixe (Ed. du passant, 2004et plus récemment Courir : méditation physique.