RENCONTRE AVEC L'ARTISTE

Peinture, création textile, photographie, vidéo, performance… Nathalie Geoffray de Calbiac s’est confrontée à de nombreuses disciplines avant de développer des formes artistiques à la fois singulières et complémentaires les unes des autres. Aujourd’hui, photographie, banc-titre, vidéo, voix et performance forment la base de ses créations, toutes tournées vers la vulnérabilité de l’être humain. Rencontre autour de son travail et de son rapport à l’art et à la vie. 

 

Retour sur un parcours…

La formation

Toute petite déjà, j’aimais beaucoup toucher la matière, le tissu, la terre, le papier mâché, écouter le vent dans les feuilles de peuplier. Que ce soit chez mes parents ou chez mes grands parents, j’ai toujours eu un endroit où je pouvais m’exprimer avec mes mains. J’ai ensuite suivi une section arts plastiques et histoire de l’art au lycée Montaigne de Bordeaux, puis une fac d’histoire de l'art à Toulouse puis un bref passage à Bordeaux. Très vite, je suis partie à Paris à l’Union Centrale des Arts Décoratifs, une école d’art graphique et de photographie. A l’époque, je voulais être illustratrice de livres pour enfants. C’est dans cette école que j’ai découvert la photographie dans sa technique et sa poésie, nous avions à notre disposition un très beau laboratoire ainsi qu'un enseignant d’une très grande exigence (il était Suisse). J’ai complété ma formation en Allemagne à la Volkshochschule d’Heidelberg. 

 

Des premiers monotypes aux costumes habités

A partir de 1995, j’ai commencé à participer à des expositions collectives de peinture avec mes monotypes, technique entre peinture et impression. A l’époque j’admirais les artistes comme Alechinsky, Dubuffet, Hantaï ou Viallat.

A partir de 2000, j’ai eu le sentiment de toucher aux limites du tableau et ai commencé à concevoir des robes en papier. Je les appelais "mes petites robes de fête". De ces petites robes de fête, à plat, je suis passée au textile et à des costumes en trois dimensions : je peignais des tissus que j’assemblais sur des pagnes et des vêtements. Des pièces uniques qui n’étaient pas forcément destinées à être portées mais plutôt à être regardées comme des sculptures. Je les appelais d’ailleurs "sculptures textiles". Petit à petit, j’ai commencé à moins intervenir sur le motif des tissus mais davantage sur la forme : brûlures au chalumeau, incorporations de perles, lacérations, trous… la forme en elle-même exprimait quelque chose. 

 

Le retour à la photographie

J’ai eu envie de les porter ou de les faire porter, que ces formes inertes et inhabitées prennent vie. J’ai ressorti mon appareil pour les photographier. C’est comme ça que je suis revenue à la photographie, avec sans doute un geste fondateur dans cette rupture artistique : sortir ma robe de mariée de son carton pour la noyer dans une rivière. C’est l’image de cette robe flottant dans l’eau que l’on retrouve dans Le lamento de Suzanne.  

Avec ma fille Mathilde j’ai travaillé sur la mise en scène de ces vêtements : elle est allée dans l’eau, s’est roulée dans les pissenlits, dans la neige, dans les champs de maïs…  J'ai commencé à exposer les photos de ces mises en situation. 

 

De la campagne à la ville : le nouveau départ

La peinture restait bien sûr en basse continue mais j’y trouvais à ce moment-là une inspiration dépressive et un repli sur moi qui me tirait vers le fond. C’est à ce moment-là, en 2008, que j’ai choisi de quitter ma chère nature et ma vie sauvage, vraiment sauvage, sur les collines et dans les champs, pour venir m’installer en ville. A Bordeaux, j’ai été confrontée au manque d’espace et de lumière et éprouvais la nécessité de me connecter au milieu artistique. N’ayant plus d’atelier, la photographie m’est apparue comme un moyen de continuer à créer et à m’ouvrir de nouveaux horizons. J’ai obtenu une bourse de la DRAC qui a été très importante pour moi : même si c’était encore flou, il y avait une reconnaissance de ce que j’avais envie de faire. J’ai pu m’équiper de matériel photographique et ai commencé à faire des rencontres importantes, comme celle d' Isabelle Loubère, comédienne et directrice artistique de la compagnie du Parler Noir. A partir de 2008, j’ai travaillé avec elle comme photographe, scénographe, costumière et vidéaste. 

 

De rupture en rupture : l’enrichissement du vocabulaire artistique

De manière générale, je peux dire que mon parcours a toujours été fait de ruptures. A un moment donné, la photo aussi m’est apparue insuffisante dans sa signification : une photo est une photo, comme un tableau est un tableau. Il me manquait quelque chose de vivant, quelque chose dans lequel je pourrais vraiment élaborer une pensée comme je l’avais fait avec mes vêtements.

J’ai cherché comment mettre en mouvement mes photographies et me suis intéressée aux bancs-titres : des images fixes que l’on met en mouvement par le principe du travelling notamment. J’ai été encouragé dans cette démarche par Jean-Luc Chapin, photographe de l’agence Vu. C’est lui qui m’a fait découvrir La jetée de Chris Marker. A partir de cette technique, j’ai élaboré des pensées, des sortes de fulgurances réflexives sur les rapports homme-femme, les vulnérabilités, sur la société humaine en général. J’ai en parallèle commencé à réaliser des vidéos.

J’ai montré mes premiers bancs-titres aux Scènes d’été de Saint-Denis-de-Pile en Gironde en 2009 puis en 2010 au cinéma Utopia de Bordeaux dans le cadre d’une soirée spéciale où j’ai pu montrer douze de mes petits objets vidéos et bancs-titres. 

 

Entre voix et intimité

De la vidéo, de la photo… mais j’avais le sentiment qu’il me manquait encore quelque chose : c’était la voix, ma voix. J’avais envie de me délecter de mots, de les malaxer, comme une pâte à modeler. Avec la vidéo, la photo, j’avais l’impression d’être un esprit plutôt que des mains, je me sentais un peu désincarnée. C’était important d’incarner ce que je faisais en y mettant ma voix, comme pour mieux me l’approprier. C’est comme ça que j’ai introduit des voix off et parfois du chant dans mes bancs-titres et vidéos.

Et puis, j’ai voulu encore aller plus loin dans l’usage des mots en créant des situations d’intimité avec le public. J’ai imaginé La Nourritrice en 2012, un dispositif dans lequel, par l’intermédiaire de ma voix, je parle à l’oreille du public, dans une très grande proximité. Une manière pour moi d’être certaine d’être entendue, que les choses ne vont pas échapper, que je vais être comprise. 

 

Au fil de l’œuvre…

Des thématiques récurrentes

Mes premiers bancs-titres ou vidéos, au format très courts, étaient des espèces de règlements de compte. J’avais la nécessité de dire ces choses-là comme dans Lettre à ma mère, Je voulais voir la grenouille… , Je te ferai chier toute ma vie, Le lamento de Suzanne. Ces travaux ont émergé dans un moment de rupture. Une période de séparation, c’est une période de trou. On remet tout à plat et on est traversé par toutes les problématiques non résolues de l’enfance : il n’y a pas d’autre choix que de s’y coller ! Et puis à un moment, j’ai dit stop et ai pu passer à d’autres sujets. C’est à ce moment-là que l’on m’a proposé de travailler autour du handicap. Cela a donné Micro climat dont le point de départ est une immersion dans un institut pour polyhandicapés. Ce qui m’a intéressée n’était pas le quotidien de la souffrance ou du handicap mais la question du prendre soin : pourquoi a-t-on envie de prendre soin des autres ? Depuis, je me suis rendue compte de cette nécessité chez moi de tendre vers des questions existentielles : que se soit l’amitié, l’exclusion, la séparation… Comment dépasser le fait anecdotique ? comment faire de tomber les a priori ? comment dépasser les stéréotypes de pensée pour aller chercher ce qu’il y a derrière ? pour trouver  le noyau qui permet d’avoir une réflexion ? Une vraie réflexion, posée et humaine, qui soit autre chose que de la colère, de la rage, de l’abattement ou de la dénonciation. Cette posture-là ne m’intéresse pas, même si je l’ai eu au début avec mes petites œuvres pleines de rage. Ce que j’essaie de faire à présent, c’est de me dégager de tous les affects pour arriver à la réflexion : il n’y a qu’à travers la réflexion que l’on arrive véritablement à avancer et à dire des choses implicantes qui vont toucher le gens. 

 

Le processus de création

Autour d’un thème, je cherche quelque chose et à un moment donné, il y a un mot qui va apparaître et revenir. C’est ce mot que je vais fouiller pour ensuite revenir au thème central. C’est comme si il y avait une ligne directrice comme un couloir, et des portes qui s’ouvrent de part et d’autre de ce couloir. Je vais examiner toutes les pièces derrière ces portes. Je lis, regarde des films, réfléchis… Et tout d’un coup, c’est ras le bol, je n’en peux plus, j’arrête mes recherches. C’est à ce moment-là que les choses remontent.  Je travaille par exemple en ce moment au projet La femme de Noé sur le thème du déluge. Parler du tragique de l’existence et de comment sortir de la représentation du tragique telle qu’elle nous est donnée à voir dans  les médias : un déferlement de Scuds et de catastrophisme. Je suis partie de Noé et du déluge qui incarnent pour moi le tragique par excellence. Je suis remontée au texte originel, ai rencontré un prêtre pour qu’il m’en donne une explication théologique. A la lumière des révélations sur le texte, je suis allée rechercher les textes de Nathalie Sarthou-Lajus Sauvez nos vies et l’Éloge de la dette, mais aussi ceux de Pierre Rabhi avec La part du colibri ou encore de Pascal Bruckner avec Le fanatisme de l’Apocalypse dans lequel il dénonce le fanatisme de l’écologie. Et puis  Sénèque encore Sénèque. La grande question de ce projet est finalement : est-ce que l’on peut vivre dans l'urgence sans principe d'espérance ? 

Une temporalité sans finalité ?  

 

Les influences…

J’aime beaucoup Boltanski pour les histoires et les imaginaires qu’il sait créer tout en donnant le sentiment que tout cela est possible.

Annette Messager pour sa magie du tout fait de rien .Dans mon installation Alluvions, c’est un peu comme si Boltanski et Messager se rencontraient dans mes mains : quand je me suis trouvée face à ces kilos de vêtements usagés, malodorants je n’ai pu penser qu’à Boltanski. Et quand je me suis trouvée face à ces mètres de filets de golf noir, je n’ai pu penser qu’à Annette Messager. Leurs poétiques me parlent vraiment.

Sophie Calle parce qu’elle est une unité entre ce qu’elle est et ce qu’elle fait. C’est un sentiment fort : ne pas avoir de clivage en soi, c’est-à-dire entre ce que je fais et ce que je suis ; être dans la continuité, dans la permanence de l’être.

Il y a aussi Louise Bourgeois pour la transgression de la filiation, Claire Denis pour son approche du corps, Agnès Varda pour la simplicité du récit. 

Surtout surtout, Marguerite Duras que je sens comme une soeur de mots et de silences.

 

Des artistes femmes, surtout…

Dans le travail des femmes artistes, il y a cette volonté assez forte de non clivage entre ce qu’elles sont et ce qu’elles font. Je le ressens beaucoup plus fortement que chez les hommes. J’ignore si c’est une vérité universelle ! Je pense aussi à des grandes penseuses comme la philosophe Simone Weil, comment elle s’est bousillée la vie en voulant être ce qu’elle pensait : aller à l’usine, ne pas se nourrir, être au plus près de ce qu’elle voulait vivre vraiment, de ce qu’elle était. Les femmes sont beaucoup plus à l’écoute de ce qu’elles sont. Je l’ai vu par exemple dans l’exposition autour des femmes artistes à Beaubourg elles@centrepompidou. L’homme va faire des choses viriles, pornos, un peu trash, la femme va chercher le cœur du problème. Oui j’ai une grande admiration pour les femmes artistes. 

Exutoire ?

Au début, mon travail était une sorte d’exutoire et puis c’est devenu autre chose. Je me suis tournée vers l’Autre, j’ai lâché mes problèmes pour parler vraiment de l’humain traversé par ma pensée. Mais ce dont je parle, ce n’est pas de moi, ce sont mes mois qui s'expriment à travers mes créations. Les outils de la création permettent de se défaire des problèmes, des douleurs, d'explorer les fragilités qui sont la seule richesse de l'homme avec « le temps ». Comme un retour sur soi par l’éthique au sens philosophique. 

Mais la vraie richesse de ce travail ce sont les rencontres.

 

Propos recueillis par Sonia Moumen et Diana Zaki

© Le Nouveau Studio, mai 2013.